Par Stefan Jungcurt
Mais qui est laissé pour compte au Canada? Une condition préalable à l’action est d’identifier clairement ceux qui risquent d’être laissés pour compte afin que leurs progrès dans la réalisation des ODD puissent être suivis.
En 2019, avec le soutien du gouvernement canadien, l’IIDD a enquêté sur les personnes laissées pour compte dans le pays. Notre équipe a examiné les sources de données disponibles pour identifier qui est marginalisé, comment la marginalisation se produit et comment les interventions gouvernementales peuvent aider. Nous avons examiné les défis de qualification en ce qui concerne la marginalisation au Canada et sondé les pratiques internationales émergentes en matière de mesure – et finalement de réponse – à la situation et aux besoins des personnes laissées pour compte.
Notre rapport montre qu’en dépit du niveau de vie moyen, généralement élevé, du Canada, de nombreux groupes y sont laissés pour compte. Ces groupes sont très diversifiés et comprennent des membres des Premières Nations, des Métis et des Inuits, des immigrants récents et âgés, des personnes handicapées, des ménages monoparentaux et des membres de la communauté LGBTQ2S+. Il existe de nombreuses intersections complexes entre les groupes et les facteurs qui leur nuisent également.
La crise de la COVID-19 a fait encore plus reculer nombre de ces groupes, ajoutant souvent de nouvelles pressions aux facteurs de marginalisation existants. En 2017-2018, 1 personne sur 8 vivant au Canada était en situation d’insécurité alimentaire (Tarasuk et Mitchell 2020). Les observateurs s’attendent à ce que la pandémie ait fait passer ce nombre à 1 Canadien sur 7.
Les membres des groupes des Premières nations, Métis et Inuits sont non seulement plus susceptibles d’être pauvres et de souffrir d’insécurité alimentaire au Canada mais ils connaissent également, en matière de santé, des inégalités qui réduisent leur espérance de vie.
Avant la pandémie, les immigrants récents étaient trois fois plus susceptibles que la moyenne des Canadiens d’être pauvres. La situation était encore pire pour les nouveaux arrivants qui sont des parents seuls ou qui ont plus de 65 ans. Les immigrants récents faisaient partie des groupes les plus à risque de contracter la COVID-19 parce qu’ils travaillaient souvent dans des emplois où la distanciation sociale était difficile à réaliser et en raison de conditions de vie inadéquates.
La COVID-19 a également eu de graves répercussions sur la santé et le bien-être économique des personnes handicapées. Davantage de personnes ayant des conditions permanentes ont déclaré avoir perdu leur emploi pendant la pandémie et avoir été touchées par des difficultés économiques que les autres Canadiens. Ils ont également eu du mal à se procurer de la nourriture, des produits d’épicerie et des masques. Avant la pandémie déjà, les personnes handicapées étaient plus pauvres et avaient des niveaux de scolarité inférieurs à ceux des autres Canadiens.
Les membres des groupes des Premières nations, Métis et Inuits sont non seulement plus susceptibles d’être pauvres et de souffrir d’insécurité alimentaire au Canada mais ils connaissent également, en matière de santé, des inégalités qui réduisent leur espérance de vie. Les données sur les premiers stades de la COVID-19 confirment ces inégalités. Une enquête au Manitoba a montré qu’en 2020, les peuples autochtones, qui représentaient 13 % de la population du Manitoba, comptaient 17 % des infections à la COVID-19 de la province. Les données de l’Ontario ont montré que les groupes racialisés avaient un taux d’infection à la COVID de 1,7 à 7,1 fois plus élevé et un taux d’hospitalisation dû à la COVID-19 de 1,7 à 9,1 fois plus élevé que les Ontariens blancs.
Comme le montrent ces exemples, il est essentiel que les pays identifient et mesurent les facteurs qui marginalisent les gens et les rétrogradent. La marginalisation expose les gens à des risques sanitaires, sociaux et économiques et sociaux disproportionnés lorsqu’une catastrophe survient, comme une pandémie ou un impact majeur du dérèglement climatique.
Nos recherches montrent également que même si le Canada est un pays riche en données, les statistiques officielles ne reflètent souvent pas les divers facteurs qui contribuent à la marginalisation. Nous avons trouvé trois défis de mesure distincts posés au suivi inclusif des ODD au Canada.
Premièrement, il est difficile de saisir correctement toutes les dimensions de la marginalisation dans les données. Certains groupes, comme les sans-abri ou les membres des Premières Nations vivant dans les réserves, sont difficiles à inclure dans les enquêtes à grande échelle qui utilisent les adresses des ménages pour identifier les répondants. Beaucoup de ces groupes sont restés invisibles pendant la pandémie et nous manquons d’informations essentielles sur la façon dont leur bien-être a été affecté par la COVID, la distanciation sociale et les confinements répétés.
Deuxièmement, les données ne peuvent, à elles seules, rendre compte adéquatement des différences de perceptions, de valeurs et de priorités qui façonnent les besoins des groupes marginalisés et les actions nécessaires à l’amélioration de leur situation. Différents groupes marginalisés peuvent se sentir également pauvres, mais pour des raisons différentes. Si ces raisons ne sont pas prises en compte, les mesures de réponse rateront probablement leur cible. La plupart des tentatives de mesure de l’impact de la COVID-19 se concentrent sur la manière dont la pandémie a affecté la santé des personnes et leur situation économique. Nous en savons beaucoup moins sur la façon dont la perte des contacts sociaux affecte les groupes de cultures différentes et sur la façon dont l’incapacité de se rassembler a perturbé leur vie.
Troisièmement, nous avons appris qu’en raison de la nécessité de refléter différentes perceptions, valeurs et priorités, la propriété des données est importante. Pour communiquer la situation des groupes marginalisés de manière adéquate, respectueuse et impartiale, ces groupes doivent avoir le contrôle sur les données utilisées pour les décrire. Cela permet aux communautés de raconter leur propre histoire de marginalisation, ce qui est important à la fois pour les décideurs qui conçoivent les interventions et pour les membres de la communauté qui stimulent l’engagement. Les principes PCAP (propriété, contrôle, accès et possession) élaborés par le Centre de gouvernance de l’information des Premières Nations (CGIPN) incarnent ces constatations et fournissent un point de départ pour l’utilisation respectueuse des données décrivant les groupes des Premières Nations.
Sur la base des résultats de notre étude initiale, nous avons recommandé d’élaborer une approche de mesure ascendante complémentaire dans laquelle les communautés locales et les organisations travaillant avec des groupes vulnérables participent à la collecte, à la gouvernance et à l’utilisation de données permettant de mesurer l’état de leur bien-être dans le cadre des ODD.
Dans la deuxième phase de ce travail, nous visons à jeter les bases d’une telle approche participative en tendant la main aux communautés locales et organisations travaillant avec les groupes marginalisés pour savoir quelles données elles collectent dans leur travail, de quelles données ils ont besoin pour soutenir les groupes avec lesquels ils travaillent et comment les données peut être utilisé de manière respectueuse pour décrire les besoins des groupes marginalisés.
Les 24 derniers mois nous ont rappelé avec force combien il est important de collecter et d’utiliser les bonnes données pour comprendre les impacts d’une pandémie mondiale sur les personnes. Dans le même temps, les manifestations déclenchées par le meurtre violent de George Floyd font prendre conscience de la manière dont le racisme systémique et les inégalités institutionnalisées continuent de freiner l’essor des groupes marginalisés. Et au moment où nous écrivons ces mots, les découvertes horribles des victimes du système des pensionnats du Canada nous rappellent que certaines causes de marginalisation ne peuvent être saisies dans les données.
Nous reconnaissons que le discours sociétal sur la marginalisation évolue rapidement, tout comme le langage que nous utilisons pour définir le problème et ses solutions. Dans notre premier rapport, nous avions fait référence à des groupes spécifiques comme étant globalement « vulnérables ». L’utilisation de l’expression « groupes vulnérables » a été de plus en plus critiquée car, au mieux, elle est vague et, au pire, elle reproduit davantage les stéréotypes et les inégalités. Dans leur étude sur l’inclusion, Hayes et Carria constatent que l’utilisation de l’expression « groupes vulnérables » risque d’aggraver l’omission et l’exclusion des personnes que des projets comme le nôtre ont l’intention de servir. Au lieu de cela, les chercheurs et les praticiens recommandent d’utiliser le terme « marginalisés » et d’être précis sur les groupes auxquels on se réfère. Nous continuerons à nous sensibiliser sur l’évolution du langage pour lutter contre les inégalités structurelles.
Nous ne pouvons pas aborder la nécessité d’un suivi plus inclusif et respectueux du bien-être des groupes marginalisés au Canada en nous attendant à des réponses rapides. Nous cherchons plutôt à apprendre à poser les bonnes questions.
A propos de l’auteur
Stefan Jungcurt dirige les travaux de l’IIDD sur les indicateurs et les données pour le suivi des ODD. Il a terminé son doctorat sur l’interaction institutionnelle dans la gouvernance environnementale mondiale à l’Université Humboldt de Berlin.