Waqas Salam, CPA, MBA, Université TÉLUQ et Houda AFFES, Université TÉLUQ
La comptabilité, et plus précisément les normes comptables internationales couplées avec les normes sur la durabilité, peuvent-elles contribuer à la lutte contre les changements climatiques ?
Le 3 novembre 2021, simultanément à la tenue de la conférence des Nations unies sur les changements climatiques (COP 26), la Fondation des Normes internationales d’information financière (IFRS) annonce la création du Conseil des normes internationales d’information sur la durabilité (International Sustainability Standards Board – ISSB).
Les villes de Montréal et de Francfort ont été retenues pour accueillir les quartiers généraux de l’ISSB.
Face à l’impuissance des organismes internationaux de normalisation sur la durabilité à faire imposer leurs normes auprès des gouvernements et sur les places boursières, la fondation IFRS, qui bénéficie d’une large acceptabilité internationale de sa normalisation comptable, a décidé de prendre les choses en main. Cette normalisation vise à ce que les états financiers et les rapports annuels des entreprises incluent de l’information sur la durabilité qui soit uniforme et comparable entre les entreprises.
Quel type d’information la fondation IFRS vise-t-elle à encadrer à travers la divulgation d’informations en matière de durabilité ?
Nous éplucherons la question, en soulevant les critiques adressées à son projet et les défis auxquels fait face l’ISSB. Ce texte fait suite à notre article qui soulignait que les normes comptables doivent devenir plus vertes et que les entreprises se doivent de chiffrer leur empreinte environnementale.
Nous sommes tous deux professeurs de comptabilité à l’université Téluq. Je m’intéresse aux enjeux des politiques budgétaires et fiscales des gouvernements, et Houda Affes mène des recherches dans le domaine de la gouvernance d’entreprise, la responsabilité sociale et environnementale et la normalisation comptable internationale.
Une information sur la durabilité, pour qui ?
La fondation IFRS a entrepris, en septembre 2020, une consultation sur un nouveau rôle potentiel de normalisation en matière de durabilité. Dans un document de rétroaction, elle informe que les diverses parties prenantes (universitaires, ordres professionnels, banques centrales, entreprises, commissions de valeurs mobilières, etc.) lui offrent un large soutien pour l’accomplissement de ses activités.
L’ISSB est donc créé dans une optique de divulgation d’information en matière de durabilité, significative pour les investisseurs, et de priorisation de cette divulgation dans un contexte de changement climatique. Une approche modulaire serait préconisée afin de permettre une flexibilité de divulgation d’information selon les exigences de diverses juridictions. La fondation compte collaborer avec les instances existantes de normalisation internationales sur la durabilité, comme le SASB (Sustainability accounting Standards Board) et le CDP (Carbon Disclosure Project).
L’ISSB vise initialement à établir des normes pour la divulgation d’informations de l’impact financier des événements climatiques sur les entreprises. Son public cible prioritaire demeure les investisseurs (tout comme pour l’information financière), et son objectif est d’évaluer le potentiel des événements climatiques de créer ou détruire de la valeur pour les investisseurs.
Selon la fondation, l’objectif d’une telle divulgation est de permettre aux investisseurs de fournir leur financement à des entreprises plus durables. En effet, la fondation affirme que la création ou l’érosion de valeur pour les investisseurs est interdépendante de la création de valeur ou érosion de valeur pour la société et l’environnement.
La fondation n’exclut toutefois pas d’élargir la divulgation d’information en matière de durabilité pour intégrer les intérêts de parties prenantes autres que les bailleurs de fonds, comme les citoyens par exemple.
La fondation affirme également que l’ISSB et l’IASB (International Accounting Standards Board, organisme qui élabore des normes comptables internationales) seront indépendants et que leurs normes seront complémentaires afin de fournir une information compréhensible aux investisseurs et autres bailleurs de fonds.
Appuis et interrogations chez CPA Canada
CPA Canada, l’Institut canadien des comptables agréés, a indiqué dès 2020 être favorable à la création de l’ISSB au sein de la fondation, ainsi qu’à la priorisation de la divulgation d’information en matière de durabilité centrée sur le besoin des investisseurs et portant sur les impacts climatiques.
CPA Canada est responsable de l’encadrement de la profession d’expert-comptable au Canada, de la normalisation en comptabilité et certification ainsi que d’effectuer de la recherche sur les enjeux d’affaires existants et nouveaux auxquels fait face le monde des affaires. L’institut identifie cependant certains enjeux qui, à son avis, n’ont pas été sondés dans la consultation.
Par exemple, CPA Canada souligne qu’il n’est pas clair, pour le moment, si les normes de divulgation d’information en matière de durabilité porteront sur l’information historique ou incluront également de l’information prospective. CPA Canada s’interroge également sur les méthodes de quantification, des indicateurs et définition qui pourraient faire partie des normes de divulgation d’information sur la durabilité. La fondation IFRS n’a pas, pour l’instant, répondu à ces inquiétudes.
Une approche critiquée
Carol Tilt, chercheuse australienne détenant plus de 25 années d’expérience en recherche sur la divulgation en matière sociale, environnementale et en durabilité, critique le projet de normalisation en matière de durabilité de la fondation IFRS. Elle souligne notamment que les normes du GRI (Global Reporting Initiative) sont déjà reconnues mondialement et sont utilisées par 84 % des 250 plus grandes entreprises dans le monde (G250). Conséquemment, selon Tilt, la nécessité de créer une nouvelle entité de normalisation en matière de durabilité n’est pas nécessairement justifiée ni démontrée.
La professeur Tilt reproche également à la fondation d’avoir une approche de la durabilité qui est restrictive et limitée aux besoins financiers des investisseurs. Elle soulève que, malgré l’intention de la fondation de réduire la complexité en matière de divulgation d’information, l’approche qu’elle adopte est peu susceptible de simplifier la normalisation en durabilité.
De son côté, Charles Cho, professeur de comptabilité à l’Université York souligne également que la fondation a laissé de côté les universitaires et leurs travaux de recherche au moment de concevoir son papier de consultation, et n’a tenu compte que de l’avis et des intérêts (notamment financiers) d’une partie limitée des parties prenantes et ce n’est donc pas dans l’intérêt du public.
Les professeurs Tilt et Cho ainsi que d’autres universitaires ont signé une lettre ouverte qui demande à la fondation de revoir leur approche restrictive et centrée sur les besoins parties prenantes financières.
D’importants défis pour devenir le moteur la transition écologique
Si la fondation IFRS veut, à travers la comptabilité et la normalisation sur la durabilité, jouer un rôle moteur dans la transition pour une économie carboneutre en 2050 et une société meilleure, elle doit considérer les besoins d’information de toutes les parties prenantes. De cette manière, elle aura le potentiel de devenir une référence en matière de durabilité.
Par ailleurs, si les parties prenantes pensent que l’approche de la fondation IFRS est trop restrictive, voire biaisée en faveur des investisseurs et préjudiciable à la société, alors sa légitimité à normaliser en matière de durabilité peut être remise en question.
L’ISSB et l’IASB font donc face à des défis de taille et auront à prendre en compte des revendications évidentes :
1) Harmoniser les besoins des utilisateurs des états financiers et les objectifs de l’information financière et l’information sur la durabilité ;
2) Guider et outiller les entreprises pour une évaluation fiable et objective de l’impact de l’activité de l’entreprise sur l’environnement, en même temps que de les outiller pour évaluer l’impact des changements climatiques sur leurs finances ;
3) Guider et outiller les entreprises pour une évaluation des impacts environnementaux indirects de l’activité de l’entreprise liés à sa chaîne de valeur, un processus complexe et en grande partie basé sur des estimations, et
4) Guider les entreprises afin d’intégrer ces évaluations dans les états financiers.
Afin de relever ces défis, la fondation IFRS pourrait s’appuyer sur l’expertise d’autres corps professionnels, tels que les ingénieurs miniers, électriques, etc., afin de développer des normes de divulgation d’informations en matière de durabilité. Avec leur appui, la fondation pourrait remplir un double rôle de :
(1) canal d’information financière et extrafinancière fiable et objectif sur l’impact environnemental de l’activité de l’entreprise sur l’environnement et de l’impact de l’écosystème sur ses finances ; et
(2) moteur de la transition écologique en impactant les décisions de toutes les parties prenantes de l’entreprise (investisseurs, consommateurs, fournisseurs, partenaires étrangers, etc.) dans la prise de décisions.
Waqas Salam, CPA, MBA, Professeur en fiscalité, Université TÉLUQ et Houda AFFES, Professeur de comptabilité, Université TÉLUQ
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.